L’INCROYABLE HISTOIRE DU PETIT TOM
Tout a commencé en Savoie.
Enfin pas tout. Inutile de revenir sur la grande explosion, les poussières qui tourbillonnent puis forment des planètes, les poissons qui sortent de l’eau qui donnent des singes qui descendent des arbres qui mangent des bananes et deviennent les hommes – non pas les arbres, mais les singes qui en descendent, soyez logique ! Non, nous n’allons pas revenir sur toute l’Histoire. Une simple histoire qui a commencé, comme expliqué, en Savoie.
La Savoie et ses hautes et majestueuses montagnes où les petits lapinous gambadent heureux et mutins alors que les pistourelles des jazettes gazouillent dans les arbustes fleuris mais aussi où, il faut l’avouer, ça caille sévère. C’est vrai, pas tout le temps. Sinon point de lapinous souriants, de pistourelles chantantes et encore moins de fleurs sur les arbres. Mais le côté guilleret du printemps qui renait reste inutile ici sachant qu’au début de cette histoire, la précision est nécessaire, ça grelottait costaud. En effet, tout a commencé en Savoie donc, au cours d’un des jours les plus froids que connussent les moutons des alpages depuis des dizaines de générations. Et ça en fait des kilos de gigots qui ont eu froid lors de ce jour où, revenons-en à nos moutons, tout a commencé.
C’était en Savoie – oui c’est vrai, cela fait déjà beaucoup de répétitions, n’y voyez pas une quelconque maladresse de conteur débutant mais bien l’intention de marquer une information primordiale par l’utilisation de rabâchages abusifs pour amener, quoi qu’il en coute, le lecteur assidu mais parfois tête en l’air à ne pas oublier que cette fable se déroule en Savoie, en plein milieu des montagnes et de l’hiver, et que, comme souvent dans ce style d’histoire, tout débute par des cris enfantins troublant le calme de la vallée endormie.
Oui, une vallée ! Il y a des montagnes, et elles entourent une vallée : c’est en Savoie on vous a dit. Avec, au fond de cette vallée, un tout petit village. Si petit que, en réalité, ce n’était en rien un village. Ni même un bourg, encore moins un hameau. Ni existait que trois petits chalets, dont les deux tiers restaient inhabités. Dans le dernier, au cours de cette nuit froide et étoilée, un enfant poussait ses premiers cris. Il ne réveilla aucun voisin, normal il n’y en avait plus – ne perdez pas le fil crénom ! les chalets sont vides – et ses parents bien que fiers d’avoir mis au monde un sacré petit morceau – 4,2 kg et 65 cm au garrot le bestiau – restaient circonspects, inquiets et même dubitatifs.
En effet, bien que très enjoué – histoire de marquer son contentement d’être de retour pour une nouvelle aventure – et riant aux éclats à en faire tomber les stalactites qui pendaient sous les gouttières, le bambin était comme la Savoie : tout froid. Aucune chaleur ne sortait de ce petit être.
Contrastant avec sa bonhommie toute neuve, le garçon avait une température dramatiquement basse. Les parents paniqués voyaient là l’œuvre du malin et ne savaient quoi faire. Pour commencer, ils calèrent l’enfant au milieu de l’étable, avec les bœufs, l’âne, les poules et les canards, histoire de lui procurer une chaleur suffisante par des moyens ancestraux. N’y voyait là nulle allusion christique : il n’y avait nuls canards palmés à Bethléem. Ni même de poule d’ailleurs. Enfin si, il devait y avoir des poules en Judée il y a deux mille ans, mais pas dans l’étable à laquelle vous pensez. A moins que… Quoi qu’il en soit, le bébé dont il est question ici était froid, mais souriant, alors que s’inquiétaient ses parents apeurés.
Leur seconde résolution fut de joindre le médecin local – un borgne bien trop porté sur la bouteille – et de lui demander de venir jeter un œil sur leur rejeton.
Cinq jours et quelques litres plus tard, le docteur examinait le nouveau né et l’auscultation ne révéla rien de fâcheux. Certes, le généraliste constata que la température interne de l’enfant diminuait lorsque la maman berçait son petit mais tout revenait à la normale lorsque lui-même approchait son stéthoscope et son haleine chargée. Selon le thérapeute, ce n’était rien de bien folichon et le bébé fut déclaré parfaitement sain. Les parents crurent, à tort, l’incident clos et reprirent le cours d’une existence bien remplie, faite d’élevage de moutons et de gallinacées caquetants, de tissage de laine, de culture de tout ce qui poussait dans leur jardin et de remplissage de marmite pour déguster de succulentes soupes aux pois. Activités cruciales auxquelles s’ajoutaient quelques distractions quotidiennes, comme la pratique assidue du jeu de la parlimpugne ou encore l’épique chasse au Pangolin.
L‘essentiel demeurait de veiller avec amour sur leur adorable petit Thomas, baptisé ainsi en l’honneur de son grand-père Timothée qui un jour avait dit “Par la barbe de Saint-Pierre, je me suis cassé un ongle en labourant le champ du père Franlou !“, ce qui ne semble n’avoir aucun rapport et, en effet, cela n’en a aucun, sauf que le dit grand-père avait trouvé le jour du fameux labour une gourmette argentée sur laquelle était gravée le prénom en question. Bijou magnifique qu’il revendit pour s’acheter des poules, qui pondaient des œufs – c’est dans leurs attributions – dont le plus gros fut offert au père de notre froid bambin. Le gentil donateur ne manqua pas cependant de préciser : “N’oublie pas que c’est grâce à Thomas mon petit et pas besoin de le voir pour le croire !“
L’œuf ne fut pas brouillé, ni même battu en omelette. Il fut bel et bien couvé à sa manière par le futur père, à l’aide d’une vieille pondeuse en pré-retraite. L’oeuf donna une poule qui donna elle-même de nombreux œufs qui constituèrent le début d’une fort belle carrière et d’un sympathique petit pécule. Le père bienheureux, devant les fruits de son labeur, enfin plutôt les œufs, ne pouvait jamais s’empêcher de s’exclamer : “C’est grâce à Thomas, c’est grâce à Thomas ! Pas besoin de le voir pour le croire.“
Quel rapport avec le prénom de l’enfant, demanderez-vous ? Le soir de la naissance, avec le froid qui sévissait et les contractions douloureuses, la maman ne pouvait s’empêcher de crier dans la nuit noire : “Grace ! Grace ! Grace !“
Réclamant ainsi au Seigneur de la libérer au plus vite. Chose qui lui fut accordée, ce qui donna, au moment de la délivrance : “Grace ! Grace ! Grace ! Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah.“
Le père ne put s’empêcher, réflexe de Pavlov oblige, d’ajouter en voyant l’enfant pointer sa frimousse rieuse : “Thomas !“
Le petit était baptisé et pouvait commencer à grandir dans sa vallée. Le seul souci restait bien qu’à part les flocons, quelques marmottes insomniaques et autres quadrupèdes constituant une faune joueuse et bigarrée, le petit Thomas grandit au milieu de pas grand-chose. Voire même de rien. Pas de camarades de jeu, pas de petit edelweiss fleuri – il fallait crapahuter pendant une journée entière pour en trouver une – et encore moins de douce donzelle à qui offrir l’edelweiss. Eh oui, triste réalité, à part sa famille enchantée, il n’y avait rien, absolument rien dans cette vallée. Que dalle ! Nichts ! Nothing !
A tel point qu’un jour de printemps, pendant un voyage d’agrément avec sa femme, Gonzalo Delacruz, touriste hispanique en pleine pause chorizzo-cerveza n’avait pu s’empêcher de s’exclamer, déprimé devant l’endroit, certes magnifique, mais en tout point désert : “Concepcion ! c’est la vallée de nada ici !“
La vallée de rien ! C’était bel et bien vrai, mais point dramatique.
Arrivé à ce point du récit, soit vous êtes déjà parti – et ne pouvez donc lire cette phrase, soit vous vous demandez où cela va-t-il bien pouvoir mener ? Ne perdez pas le fil et soyez patient, vous verrez que la fin est en tout point onctueuse et savoureuse ! Délicieuse même !
Car, bien que grandissant dans “la vallée de rien”, il y avait pour le petit Thomas absolument tout. Il arpentait les flancs des montagnes enneigées et longeait les ruisseaux en chantant, ne perdait jamais l’occasion de discuter avec les pies, de courir à cloche-pied avec les dahuts ou de jouer à cache-cache avec les mouflons. Confronté en solitaire au monde qui l’entourait, il n’en perdait pas son juvénile enthousiasme et s’amusa ainsi dans ses plus tendres années à découvrir l’existence et ses mystères. Il se divertissait à emmener les petits insouciants marmottons à l’école pendant que Môman faisait la sieste, à se balader la nuit en compagnie de Monsieur Hibou, à se coller contre les arbres pour découvrir l’histoire du monde ou encore à passer des après-midis entières à débattre des informations people avec ses potes écureuils – Bob le putois et sa belle s’étaient une nouvelle fois séparés à cause d’une histoire fumante alors que Josélito et Enriqueta, les rouges-gorges, inséparables, roucoulaient sous le grand chêne. Chose incroyable, le petit Tom restait radieux en toute circonstance, enjoué voire exubérant lorsqu’il s’occupait dans la nature. Chose plus incroyable encore, à chaque fois que l’enfant était radieux, enjoué voire exubérant, il devenait froid. Comme le jour exact de sa naissance. Il n’en dit jamais rien à ses parents, qui lui avaient conté quel effroi ils avaient enduré en ces moments bénis. Car, outre profiter de ses copains de la forêt, le petit Thomas se préoccupait tout autant de voir ses parents heureux et en bonne santé. Il ne manquait jamais une occasion d’aider son père – “Pôpa, tu devrais labourer vite, il va pleuvoir demain” ou de regarder sa mère tricoter en partageant ses découvertes de la journée “C’est une chouette hulotte ça Manman !“
La vie continuait à s’éveiller chaque jour dans la vallée isolée quand, un matin, sans prévenir, l’enfant arriva devant la table du petit déjeuner avec une idée vissée en tête : “Manman, manman, comment on fait pour devenir un roi mage ?”
Les parents, perplexes, furent pris au dépourvu devant cette drôle de question.
– Mais pourquoi veux-tu savoir ça mon petit chou ?
– Ben, un mage, c’est bien une sorte de grand monsieur qui fait des tours ou qui peut dire l’avenir ? J’ai demandé à Tutulle, c’est ce qu’il m’a dit, mais j’ai pas tout compris.
– C’est qui Tutulle ?
– C’est mon copain cerisier. Enfin, il a raison Tutulle ou pas ?
– Euh… oui, c’est bien ça.
– Et comme les rois c’est comme les empereurs, ce sont les chefs et les plus forts, les rois mages sont bien les meilleurs des magiciens ?
– Alors là, tu m’en poses une drôle de question. A mon avis, c’est déjà bien suffisant d’être un mage.
– Ah d’accord ! Ben je ferais juste mage alors !
La décision du petit bout de chou était prise. Mais pourquoi, demanderez-vous, perplexe devant une telle vocation ou vous interrogeant sur les motivations qui poussent un enfant solitaire, camarades des lapinous et des plantes, à opter pour un métier si ingrat et exigeant ?
Parce que le petit savait écouter mais surtout car il demeurait un incorrigible curieux. S’amusant avec Eugène le Chaton, le petit Tom s’était caché dans un placard de la cuisine et n’avait pu s’empêcher de surprendre une conversation parentale à propos de quelques tracas causés par les poules en grève de ponte :
“C’est pas facile. On risque de perdre beaucoup. Ah, si on pouvait connaitre l’avenir, ce serait beaucoup plus simple tout de même.”
La nécessité d’apprendre à décrypter les voies étranges du futur germa dans l’esprit du petit Tom. Après la recommandation maternelle, il se décida à devenir un mage reconnu et, ne sachant comment s’y prendre, choisit de tenter sa chance dès qu’il le pouvait en commençant par quelques menues prédictions.
Sa mère le surprit ainsi un matin, en train de discuter avec un arbre : “Mon copain Fifulle, tu vas bientôt donner des fruits, je te le dis moi !“
Chose incroyable – croyez-le, cela n’est en rien une arnaque d’auteur : tout est véridique dans cette révélation, certes insensée, mais réelle : l’arbre en question donna sept semaines plus tard une cargaison de pommes succulentes. Bien rouges, bien croquantes et bien juteuses. En d’autres mots, exquises à souhait.
Ravi du résultat, le petit Tom découvrait avec joie son potentiel. Croisant son copain Spimky, un écureuil jovial mais un peu trop porté sur la consommation de noisettes – il possédait quelques bourrelets révélateurs d’une surconsommation coupable, l’enfant regarda la boule de poils rousse dans les yeux et lui annonça “Mon petit Spimky, te voilà encore en route pour une dégustation pantagruélique ! Fais attention, tu risques le mal de ventre.” Les traces laissées par l’animal dans la forêt les jours qui suivirent étaient symptomatiques : le rongeur avait encore une nouvelle fois trop profité des cadeaux de son pote le chêne. Encore plus que d’habitude même.
Les semaines, les mois, les années passaient et le petit Tom – qui devenait grand mais toujours appelé le petit tant il paraissait frêle et fragile – poursuivait son apprentissage en parfait autodidacte et se perfectionnait chaque jour. Il prédit ainsi que les salades seraient bien vertes, que les raisins allaient donner un vin fameux et que le lait de Marguerite la vache donnerait une crème bien fraîche. Il annonça aussi la chute des feuilles en automne ou le lever du soleil une fois la nuit passée.
Vous allez dire que cela reste ridicule. Certes. Mais en êtes-vous si sûr ? N’est-ce là qu’une simple farce ? Quoi ? Tout le monde pourrait le faire. Vous avez raison. Mais ce que vous oubliez d’ajouter, c’est que, justement, tout le monde le fait. Lorsque le matin vous vous levez, l’œil hagard et la mine renfrognée, en vous exclamant “Et zut, mon chef va encore me faire suer aujourd’hui ?“, qu’advient-il ? Quand vous songez à une personne que vous ne voulez absolument pas croiser, qui voyez-vous au coin de la rue ? Et si vous vous couchez en vous disant que vous allez rater l’heure du réveil avant un rendez-vous important, à quelle heure sortez-vous du lit ? Soit, ce ne sont là que quelques exemples pris au hasard, mais n’oublions pas l’essentiel, à savoir que le petit Tom se contrefichait des chefs trop zélés, des personnes indésirables ou des retards matinaux. Lui continuait à parfaire son apprentissage pour, comme il se l’était promis, devenir le plus crédible des mages.
Il tâtonnait parfois, se trompait rarement et s’extasiait à chaque nouvelle réussite. Ses parents continuaient à s’occuper des poules, des bœufs et du potager. Tout allait pour le mieux dans la vallée de nada, où on pouvait entendre les échos des chants de merles près des bouleaux, admirer les biches gambader avec gaieté ou observer les sangliers ronchonner dans les fourrés.
Jusqu’à ce jour tragique.
La tempête commença à déraciner les conifères le dernier jour de l’hiver. Le vent s’était intensifié durant la nuit, les nuages s’étaient amoncelés autour de la montagne et le premier éclair brisa le ciel aux premières lueurs du soleil. Les bourrasques se transformèrent en tornade, l’orage ne diminuait pas en intensité et la grêle frappait chaque petite parcelle de terrain. Le petit Tom se réveilla quand la porte du chalet claqua et que des rafales de grêles pénétraient dans le frêle abri de bois. L’adolescent restait pétrifié. Il avait commis une effroyable et inadmissible erreur. Il n’avait pas anticipé le désastre ni prédit la catastrophe qui se déroulait sous ses yeux. Mais le plus sinistre était encore plus intolérable : ses parents avaient disparu.
L’apprenti mage devait attendre le retour au calme dans la vallée. Trois heures durant, il entendit le vent déchirer les arbres, les éclairs fracasser la terre et sentit les bêtes apeurées par la nature en colère. Puis, un premier rayon de soleil traversa une fenêtre brisée, l’invitant enfin à sortir. Le petit Tom courut à en perdre haleine, traversant la forêt détruite et les prairies dévastées. Il ne savait où chercher ses parents. Spimky, trempé et grelottant, arriva à la rescousse avec ses acolytes et le guidèrent au bord d’un ruisseau. L’enfant qui était arrivé froid des années plus tôt découvrit ses parents inanimés, affalés sur le sol, meurtris, un arbre déraciné agonisant à leurs côtés et Marguerite, quelque peu déconcertée, broutant quelques herbes fragiles.
Le petit Tom, qui depuis des années ne pensait qu’à tout faire pour sauver ses parents quelles qu’en soient les raisons, tomba à genoux alors que des larmes coulaient sur ses joues encore enfantines. L’enfant se perdait dans un profond désespoir.
Ses parents avaient voulu protéger le bétail pendant la tempête en rage et Marguerite, comme souvent, s’était perdu pendant leur tentative. Ils l’avaient retrouvé embourbée dans le ruisseau, les traces de boue sur ses pattes en témoignaient, et son père avait sauté de plein pied dans l’eau glacée pour la tirer de ce mauvais pas. Une pierre roulant dans l’eau en furie lui avait brisé la jambe et il avait perdu connaissance, alors que sa mère était percutée par l’arbre déraciné. Le petit Tom découvrait l’horrible scène alors qu’il était trop tard. Une rage terrible lui vrilla les entrailles, alors qu’il hurlait sa rage.
– Non ! Non ! Et non ! Vous n’allez pas partir comme ça. Vous allez vous réveillez, d’accord ? Allez Papa, tiens je te soigne ta jambe et tout ira mieux dans pas longtemps. Allez Papa, tiens le coup. Et toi Maman, réchauffe toi, tu vas prendre froid. Tu vas ouvrir les yeux bientôt.
Le petit Tom s’était promis de ne jamais lâcher ses parents. Après s’être maudit de n’avoir pu anticiper la terrible tempête, il voulait se montrer à la hauteur de son serment.
– Allez Maman, je te réchauffe, tu vas aller mieux. Tes blessures vont guérir toutes seules.
Joignant le geste à la parole, le fils bien-aimé frictionnait sa mère pour lui apporter de la chaleur et pétrissait ses profondes entailles pour les refermer. En même temps, il s’occupait de son géniteur en passant ses mains sur la jambe fracturée.
– Allez Papa. Tu m’as toujours appris de ne pas lâcher. Fais pareil ! Allez Maman, allez Papa, on va se réveiller et on va aller manger de la soupe. Vous allez voir, ils vont venir nous aider, allez, on va y arriver.
Alors qu’il exhortait ses parents à s’accrocher, les soignant par de simples applications des mains, le petit Tom devenait comme à chaque prédiction totalement froid. Son teint tendait de plus en plus vers un frigorifique bleuté et, s’il n’avait été en pleine agitation, on aurait pu le prendre pour un cadavre. La force qui se dégageait de ce petit être semblait sortir de ses mains et enrober les deux corps inanimés à ses pieds. Ses paroles chantaient comme la plus féérique des chansons de trouvères. Autour de lui, ses amis approchaient avec discrétion. Il y avait Spimky et ses acolytes ramenant une cargaison de noisettes et sautillant autour des deux parents allongés ; Marguerite avait repris ses esprits et, avec ses camarades d’étable, soufflait des naseaux pour apporter de la chaleur. Maman et Papa Marmotte, entourés de leurs espiègles petits se calaient contre le flanc des deux adultes pour les soutenir dans leur sommeil alors que les chouettes, moineaux et autres volatiles entamaient une mélopée mélodieuse résonnant sur la voûte formée par les branches des arbres en train de se pencher sur les trois êtres lumineux à leurs pieds. Un peu plus loin, Fifulle, Titulle et tous leurs semblables s’employaient à transmettre l’alerte aux environs. Fluffy, le chien de la ferme la plus proche – à une demi-journée de marche – entendit l’appel et aboya s’en discontinuer jusqu’à ce que ses maîtres décident de le suivre.
Près du ruisseau, le petit Tom et ses amis tentaient de réanimer les deux êtres immobiles. Les parents ouvrirent les yeux au même instant, et comprirent de suite ce qui venait de se dérouler.
Leur petit Thomas, si frêle et fragile, qui était froid comme le marbre, les couvait du regard, les encourageait à s’éveiller et leur apportait toute la chaleur nécessaire à ses stimulations. C’est pour cela qu’il devenait froid. Comme le jour de sa naissance où bébé, enjoué et riant aux éclats, il exprimait toute la joie qu’il avait de revenir pour une vie fabuleuse et exaltante. Au point d’en donner toute la chaleur aux deux personnes qui lui avaient fait cet extraordinaire cadeau. C’est pourquoi aussi Fifulle donnait des pommes si rouges, croquantes et juteuses. Le petit savait que l’arbre n’avait pas besoin de ses prédictions pour le faire, mais il l’encourageait d’autant plus dans sa mission en lui transmettant sa force et son soutien par un flux chaud d’encouragements. C’est aussi pourquoi Spimky avait reçu une bonne leçon à cause d’un trop plein de noisettes, que le vert des salades était parfait, que les raisins avaient donné le plus doux et délicat des breuvages ou que le lait de Marguerite s’était transformé en la plus saine des crèmes fraiches. C’est aussi pourquoi les deux parents survécurent à la tempête. Parce que les prédictions du petit Tom n’étaient pas que de simples avertissements ou conseils, mais bien des encouragements et des exhortations. L’adolescent avait exprimé tout son caractère pour réussir sa promesse. Il était devenu le plus grand des mages, puisqu’il avait compris que rien ne servait de prédire le futur. Il avait compris que le monde devenait ce qu’on lui demandait d’être. Rien de plus.
Les fermiers qui avaient suivi leur chien arrivèrent. Sous leurs yeux, un jeune homme bleuté enlaçait deux adultes allongés sur le sol. Ils comprirent que le fils prodige venait de les sauver. L’histoire gagna les vallées et montagnes alentours. Il y avait dans la région le plus talentueux des mages. Les curieux accoururent pour voir le phénomène, d’autres venaient pour recevoir des conseils et certains même pour se faire guérir des maux incurables. La rumeur prétendait qu’il avait un sacré caractère et ne se laissait pas perturber pour de banales futilités. Le petit Tom aidait avec simplicité ceux qui en avaient le désir, se contentant d’expliquer qu’eux seuls avaient la capacité de résoudre chacun de leur problème. Il appuyait alors sa main sur les épaules inquiètes, devenait à nouveau froid, et les encourageait d’un simple : “Je sais que vous pouvez le faire.“
C‘est ainsi que débuta la légende. Celle d’un petit enfant devenu grand, froid comme le marbre, qui d’un simple réconfort guérissait les maux les plus atroces. Les rares témoins, les yeux dans le vague, se contentaient, comme ses parents à jamais reconnaissants, de répéter à qui voulait bien l’entendre : “C’est grâce à Thomas, c’est grâce à Thomas ! Pas besoin de le voir pour le croire.“
Les années et les flocons ont depuis longtemps passé sur les sommets enneigés de ces montagnes magiques. D’autres histoires ont couru, des hommes ont péri, des enfants ont joué, et certaines vérités ont depuis été oubliées.
Mais on entend toujours, ici ou là, dans des villages déserts, à l’ombre des cheminées, des vieux plein de sagesse conter cette histoire fabuleuse de cet incroyable enfant qui vécut il y a si longtemps dans les montagnes.
Oui, il ne faut pas oublier cette fable, se remémorer dans les moments difficiles les aventures incroyables de cet homme extraordinaire.
Celui qu’on appelait le Tom de Savoie, ce froid mage de caractère !
Délicieux, n’est-ce pas ?